PERSPECTIVES. Considérée comme non-conformiste, incompréhensible et dénuée de sens, la philosophie déconstructiviste ne cesse tout de même de faire des adeptes depuis plusieurs décennies. Cette technique, souvent contestée, est désormais un élément fondateur du secteur le plus élitiste. Nous tentons encore d’en comprendre son évolution et ses principes, surtout aujourd’hui où le style minimaliste et classique reprend l’avantage.
Souvent envisagé comme étant à l’origine de l’Anti-Fashion, le déconstructivisme fait référence à une idéologie évolutionniste et conceptuelle. D’abord formulée par Jacques Derrida en 1960, cette approche philosophique révolutionnaire remet en question les normes établies et repousse les limites de la création classique. Le déconstructivisme influence de nombreux domaines artistiques comme l’architecture ou la littérature, mais c’est à la fin des années 1980 que la mode s’imprègne du mouvement. Il s’inscrit dans une période importante où le monde cherchait à s’affranchir des normes figées. Alison Gill, auteure de l’article « Deconstruction Fashion : The Making of Unfinished » publié dans Fashion Theory, qualifie ce mouvement comme étant « une représentation de la pensée destructrice ». Elle dévoile également « qu’il pourrait être présumé que la mode à une fonction prescrite, ou pire, qu’elle est non philosophique et irréfléchie ».
« Rien ne se perd, tout se transforme »
Avant, la mode fantasmait sur l’idée d’être libre, aujourd’hui elle est le fantasme. « L’ugly fashion » ou l’attirance pour le laid fait tendance, comme un mélange d’or et de boue, succession d’antithèses et recherche de nouveauté. Le déconstructivisme a pour but de revenir à la nature même du vêtement tout en détruisant son concept d’origine. On cherche à tout déconstruire : l’idée de la mode classique et élégante, l’idée que le vêtement n’a pas d’utilité autre que ce pour laquelle on le désigne. Le style conventionnel est totalement oublié, et c’est ce qui plaît autant ! On mélange de nouveaux matériaux, on déchire les habits et on balance tout cela sur le podium. La nouveauté des matières attire l’œil, le nu fait ravage et vient démanteler, lui aussi, les tabous et la pudeur. On peut penser notamment au défilé le plus apprécié et célèbre de l’année 2024, John Galliano pour Maison Margiela. C’est artisanal, c’est cinématographique, c’est Galliano.
Il est assez simple de repérer les différentes particularités du mouvement. Il est uniquement basé sur le non conformisme et l’idée de se libérer de l’image traditionnelle. Pour ce faire, l’usage de différents matériaux est donc mis en avant, la découverte de nouvelles techniques permet de délaver des jeans ou encore de brûler des vêtements, ce que l’on peut retrouver chez Robert Wun.
On restructure la base afin de dévoiler une asymétrie presque exacte. Que ce soit par les motifs ou par la coupe, elle laisse apparaître une fenêtre sur l’unicité et l’imperfection. On laisse les coutures apparentes pour un aspect inachevé, c’est intentionnel et brut. Tout peut alors être symbole d’imperfection et de rébellion, plusieurs mouvements culturels y sont d’ailleurs mêlés, tel que la culture punk que l’on peut associer à Vivienne Westwood. Le mouvement écologique est également souvent évoqué, dû à sa forte influence sur le choix des matériaux pour une mode plus durable.
De parfait⋅es créateur⋅ices d’imperfections
Il est presque impossible de penser à cette philosophie sans évoquer le nom de Martin Margiela. La marque éponyme n’a cessé d’user de matériaux jugés non-conventionnels, avec des silhouettes disproportionnées et des défilés très scénarisés. Le créateur belge est principalement connu pour sa technique de réassemblage de vêtements recyclés, vintage, créant ainsi ses silhouettes uniques. Chez Yohji Yamamoto, la mode est elle aussi un concept d’assemblage, la beauté et la perfection n’intéressent plus. On recherche l’authentique, la pièce qui mettra tout le monde d’accord et qui enclenchera le mouvement. On pense également à Rei Kawakubo, créatrice de Comme Des Garçons, adepte du concept Wabi Sabi. Proche du déconstructivisme, cette expression japonaise a pour philosophie le minimalisme et l’art de l’imperfection. Son style est défait, déconstruit, souvent considéré comme au contre-pied et provocateur.
De nos jours, cette vision se perpétue, non seulement au travers des yeux des adeptes du mouvement, mais également chez les créateur⋅ices. On distingue la même technique chez John Galliano pour Margiela, évoqué plus haut, qui fait honneur à cette pratique ainsi qu’au créateur de la marque. Par ses idées, il est lui aussi considéré comme une figure importante du déconstructivisme actuel.
Cette conception évolue et prend une forme différente, mais de nombreuses marques émergentes se lient à cette philosophie. On pense à AVAVAV, qui a explosé sur les réseaux sociaux lors de la Fashion Week 2023 à Milan. La créatrice Beate Karlsson dénonce le manque de temps et le stress qu’implique la création dans l’industrie de la mode. Elle n’est pas seulement en recherche d’excentricité, elle bouscule les normes et les codes actuels. Entre lancé de tarte lors du défilé automne-hiver 24-25 et show catastrophique à Milan, nous n’avons pas fini d’entendre parler de AVAVAV.
Cette idée se retrouve également au défilé SS25 à Paris de Demna Gvasalia, fondateur de Vêtements. Il développe ainsi son univers, pas de ligne directrice propre, seulement des « vêtements » : il n’hésite pas à aborder des sujets fâcheux avec des messages provocateurs, des parodies de logo avec une touche d’ironie. Mais en reprenant la direction artistique de Balenciaga en 2015, il modernise la marque et sort de la trame initiale de 1919. Il arbore une vision futuriste et déconstruite, toujours plus large, toujours plus imposante et toujours plus sombre. Ce ne sont donc plus uniquement les tendances qui influencent la vision des créateur⋅ices artistiques, mais ce sont elleux qui influencent la perception de la mode, favorisant l’avènement d’une ère nouvelle… Une ère à l’inverse des tendances, une ère de rébellion et de choix propres à chacun⋅e.
Margot Roblin
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About the Author
Margot Roblin
Actuellement en deuxième année de sciences du langage, parcours communication et médias à Montpellier, j’explore les liens entre journalisme, nouveaux médias et langage. En parallèle, je suis une prépa dédiée aux écoles de Sciences Po et de journalisme, avec une orientation qui s’affine progressivement. Je suis particulièrement passionnée par l’évolution de la mode à travers les transformations socioculturelles, et je souhaite poursuivre une carrière de journaliste de mode, que je considère plus comme étant une vocation. J’ai déjà eu l’opportunité de participer à une vidéo YouTube et de rédiger un article pour la faculté de mode de Lyon. Aujourd’hui, je m’investis quotidiennement à la création de mon propre média mode, que je souhaite développer sur les réseaux prochainement.