Fecal Matter, une marque de « mauvais goût »

PERSPECTIVES. Paris, mars 2025. Pour la première fois, Fecal Matter, connu pour ses corps hybrides, entre officiellement au calendrier de la Fashion Week avec leur collection féminine automne-hiver 2025-2026. Une consécration pour cette marque subversive qui bouscule le bon goût , soulevant la question : la podium s’ouvre-t-il à de nouvelles formes d’expressions ou assiste-t-on à une simple provocation ?

Peau d’un blanc spectral, regard inhumain, talons en forme de pieds mutés… Non, ce n’est pas un film de science-fiction, ni l’annonce du prochain Alien Isolation, mais bien la Fashion Week de Paris. Depuis 2016, Fecal Matter, fondée par Hannah Rose Dalton et Steven Raj Bhaskaran, interroge notre langage visuel où la silhouette, réinventée et radicalisée, se transforme en un manifeste identitaire, invitant à réévaluer les standards esthétiques de la société.

Fecal Matter, redéfinir le « normal » 

Derrière ce nom provocateur, inconfortable, référence explicite à ce que la société rejette et refuse de voir, Hannah et Steven construisent une esthétique qui se veut transgressive. Corps modifiés, visages lisses comme du plastique, vêtements sculptés dans des matières organiques… Chaque création semble tout droit sortie d’un futur dystopique. « Nous voulons que les gens se questionnent sur ce qu’ils considèrent comme “normal”. Ce que nous portons n’est pas plus absurde que des talons aiguilles de 15 cm ou des injections de botox », expliquaient-ils dans une interview pour Dazed en 2023. Chaque silhouette compose ainsi un « nous », une communauté. Fecal Matter transforme ces provocations en mouvement d’opposition.

Leur but ? Exposer l’artificialité des normes de beauté et la pression qu’exerce la société sur les corps.  une critique qui s’inspire des théories de Judith Butler dans Gender Trouble(1990). La mode y est une performance répétée qui façonne notre identité. Elle devient un prolongement de soi, une théâtralité dans notre garde-robe . Elle fait également écho au Manifeste Cyborg de Donna Haraway, de 1985, qui envisage une identité affranchie, ou l’habillement devient un acte de transformation. Cette approche s’établit également dans des évènements tels que le cirque érotique Fantasma, aux folies Bergère, à Paris, un lieu ou les frontières entre art, performance et mode se dissolvent, à l’instar de ce que l’on observe à la FW.

Un tournant crucial et inimaginable

Fecal Matter a longuement évolué en dehors des circuits traditionnels, profitant de son succès via les réseaux sociaux. Ils se sont notamment inspirés du défilé automne-hiver 2000-2001 de la maison de Martin Margiela, avec des extensions collées. Steven Raj Bhaskaran a également fait sensation lors du défilé de Rick Owens, où il a performé avec les aliens boots, créées en collaboration avec Straytukay pour la collection automne-hiver 2024-2025. Toutefois, c’est leur entrée officielle à la Fashion Week de Paris qui marque un tournant décisif, propulsant leur imaginaire au sein d’un système bien ficelé.

Photo Instagram d’un alien couple, 10 mars 2018. ©Fecal Matter

Ce passage dans la mode institutionnelle témoigne d’une ouverture progressive à des visions plus expérimentales. Un phénomène amorcé avec des créateurs comme Haider Ackermann ou Demna chez Balenciaga, mais qui demeure encore rare au sein de cette strate. Toutefois, cette reconnaissance ne va pas sans résistance : les réactions du public oscillent entre fascination et rejet.

« Quand nous postons nos créations, certains nous écrivent pour dire qu’ils adorent, d’autres pour dire qu’ils sont terrifiés », confient les créateurs. Ce phénomène reflète la polarisation des réactions sur les réseaux sociaux, où les avis se divisent radicalement, comme c’est souvent le cas avec des marques renversant les diktats de la mode, lors d’une Fashion Week. En défiant nos repères culturels, ces griffes créent un conflit mental forçant notre cerveau à réagir : soit en rejetant ce qui nous déstabilise, soit en réajustant nos perceptions pour le rendre acceptable. En ce sens, Fecal Matter ne choque pas mais crée une rupture cognitive qui force le spectateur à interroger ses propres préjugés.

Le vêtement, miroir des enjeux contemporains

La mode cesse d’être un simple vêtement, aux yeux des créateurs, pour devenir un outil de fracture de notre perception du genre et de l’identité. « Nous ne faisons pas de la mode pour plaire, nous faisons de la mode pour faire réfléchir », insistent-ils. Fecal Matter réalise cela en intégrant des éléments transhumanistes et des prothèses, brouillant ainsi les frontières entre l’humain et le cyborg. Ils interrogent ainsi notre vision du corps et de l’identité, tout en affirmant que le « bon goût » de demain ne se basera plus sur le naturel mais sur la transformation permanente, à l’image du botox ou  du BBL (Brazilian Butt lift).

Une ligne directrice qui résonne particulièrement dans notre époque, où les morphologies sont de plus en plus modelés par la technologie : chirurgie esthétique, réalité augmentée, intelligence artificielle… David Le Breton, dans livre L’Adieu au corps (1999), le résume en une phrase: « le corps n’est plus une évidence biologique, mais un matériau à façonner selon des normes en perpétuelle mutation ». Le silhouette n’est alors que le reflet des enjeux contemporains et des normes qui les façonnent. À travers ses créations, Fecal Matter cherche à bousculer les dogmes traditionnels en les confrontant.

« La mode pour faire réfléchir »

Alors, Fecal Matter est-il l’avant-garde d’une mode du futur, ou une simple parenthèse expérimentale ? Difficile à dire. Leur présence à Paris en 2025 marque une évolution des codes du podium au travers de l’inhabituel, du singulier, de l’atypique ou de l’insolite, que représente Fecal Matter. 

Dans un monde où les transformations esthétiques s’opèrent de plus en plus via le numérique, à travers des avatars et des méta drips, Fecal Matter pousse la réflexion plus loin ; si nous façonnons déjà notre apparence dans le virtuel, pourquoi ne pas en faire autant dans la réalité ? 

Nemo Pohu

© Thibaud MORITZ / AFP

About the Author

Nemo Pohu

Étudiant en master Mode et Communication à l’Université de la Mode de Lyon 2, j’ai suivi une formation en Information et Communication. À mes yeux, le vêtement est un manifeste, à la croisée du paradoxe et de la révolte, à la fois témoin d’une consommation hypocrite de nos pairs et étendard des luttes personnelles et globales.