Le moche, autrefois exclu des normes esthétiques, s’impose aujourd’hui comme une véritable tendance. En mode et en art, ce qui était perçu comme déplaisant devient un terrain d’expérimentation audacieux. La laideur, loin d’être un simple défaut, se réinvente désormais en icône.
« Fair is Foul and Foul is Fair » disaient les trois sorcières à Macbeth. Un sortilège ? Plutôt une vérité intemporelle. L’histoire le prouve : ce qui est jugé beau aujourd’hui était souvent méprisé hier. Et la mode, plus que tout autre domaine, adore ce jeu d’inversion.
Mais cette bascule du goût n’a rien d’un simple caprice. Comme l’explique Umberto Eco, auteur de l’Histoire de la laideur, le moche ne se définit pas uniquement par opposition au beau. Il intrigue, fascine, dérange et parfois persuade même. Dans les arts comme dans les vêtements, ce qui heurte finit souvent par séduire. Au fil des siècles, la mode a toujours oscillé entre élégance et disgrâce, transformant le laid en esthétique.
Aujourd’hui, le moche revendique sa place sur les podiums. Rien de nouveau. De la statuaire antique à l’ugly core, la dissonance esthétique a toujours exercé un pouvoir d’attraction.
L’harmonie antique, la folie médiévale
Dans la Grèce classique, la beauté incarne une valeur morale. La kalokagathia, fusion du beau et du bon, impose l’idée qu’un corps harmonieux est le reflet d’une âme noble. Ce qui s’éloigne de cette perfection est rejeté. Pourtant, l’Antiquité ne fuit pas totalement le bizarre. Si les Grecs appréciaient le drapé fluide, symbole de raffinement et pureté, les Gaulois préféraient porter une première forme de pantalon, les brais. Cette tenue était jugée peu esthétique et rustique au point d’être qualifiée comme immonde et propre d’un peuple « barbare ».
Au Moyen Âge, la laideur est souvent perçue comme une marque de déchéance morale, liée au diable et au péché. Mais l’excès fascine. Tandis que les églises peuplent leurs chapiteaux de figures monstrueuses, la mode sculpte le corps à l’extrême. Chaussures aux pointes infinies, hennins vertigineux, vêtements entravant le mouvement : ces extravagances, alors insignes d’élégance et de statut, sont aujourd’hui perçues comme grotesques. Une preuve que la notion du moche n’est qu’une question de perspective et d’époque.
Du rejet à l’icône, la revanche du mauvais goût
À partir du 19e siècle, le moche reprend ses droits. Le romantisme exalté par le tragique et le macabre transforme l’horrible en sublime, comme le souligne Eco. Du monstre de Frankenstein de Mary Shelley à Quasimodo de Victor Hugo, le laid n’est plus rejeté, il suscite la curiosité et l’émotion. Baudelaire magnifie les cadavres dans ses Fleurs du mal, les préraphaélites s’aventurent dans l’étrange avec Jane Morris, et le gothique forge une esthétique inédite, où la beauté réside dans l’obscur et l’imparfait.
Puis vient le 20e siècle, qui pousse encore plus loin ce brouillage des codes et fait du moche un terrain d’exploration artistique. Le mouvement Dada détruit les conventions en exposant des objets absurdes, l’Art Brut célèbre l’imperfection, tandis que le kitsch s’amuse à imiter maladroitement le sublime. Cette inversion des valeurs contamine rapidement la mode. Elsa Schiaparelli ouvre la voie avec ses robes surréalistes et ses accessoires absurdes, tandis que Vivienne Westwood transforme le punk en manifeste visuel du laid revendiqué : épingles, coupes déstructurées, tartans provocants. Les années 90 amplifient cette célébration du repoussant chic avec l’avènement du grunge. Jeans troués, chemises informes et pulls élimés érigent la négligence en esthétique assumée.
Aujourd’hui, la laideur en mode est une arme. Balenciaga a transformé la doudoune XXL et les sneakers disproportionnés en objets de luxe. Gucci, sous Alessandro Michele, a imposé un style baroque saturé de motifs considérés naguère comme kitsch. Les Crocs, autrefois réservées aux jardiniers et aux infirmiers, deviennent un accessoire convoité sous l’impulsion de Christopher Kane. Les trois sorcières de Macbeth l’avaient prédit : en mode, comme ailleurs, fair is foul and foul is fair.
Samuele Matteuzzi
© Otto Dix

About the Author
Samuele Matteuzzi
Rédacteur permanent pour Blazé·e·s Magazine et étudiant en Master Mode et Communication à l’Université de la Mode de Lyon, je tisse des récits où la mode, les séries et les cultures se rencontrent pour raconter des histoires uniques. Mi-Italien, mi-Australien, je me considère comme un styliste de la langue : je façonne les mots avec la même précision qu’un couturier travaille ses étoffes. Après une licence en traduction et interprétation pour la mode, et une expérience comme professeur d’anglais, j’ai traversé l’Italie pour rejoindre Lyon, où je continue d’explorer les liens entre style et storytelling.