Pour Annabelle Caron, étudier le kitsch c’est remettre en question nos perceptions esthétiques face aux standards actuels de beauté, sujet qu’elle a d’ailleurs poursuivi dans son mémoire à la Sorbonne de Paris.
Le kitsch prend plusieurs formes et devient un argument de vente des marques de luxe. C’est en tout cas le propos du mémoire d’Annabelle Caron. Après une prépa littéraire, elle réalise un master de communication au CELSA, où elle rédige son travail pendant la Covid, ce qui orientera ses recherches sur les réseaux sociaux des marques, particulièrement Instagram. Avec l’effervescence de la tendance ugly core, retour sur l’instrumentalisation du kitsch.
Blazé.e.s. Vous avez réalisé un mémoire sur le retour du kitsch dans les marques de mode et de beauté de luxe. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Annabelle Caron. Le kitsch c’est quelque chose que j’affectionne à titre personnel, je m’amuse beaucoup de tout ce qui est vieillot et over the top. En faisant une veille active de ce qui se passait dans les campagnes publicitaires digitales, il m’a semblé que de nombreuses tendances convergeaient vers cette notion de kitsch. D’autre part, j’ai développé mon mémoire pendant la période Covid, et je cherchais donc un terrain d’étude qui me soit facilement accessible, d’où le choix de me tourner vers Instagram, qui, à l’époque, était la plateforme de réseaux sociaux qui me semblait la plus accès sur l’image et avec la plus forte présence de marques.
Comment définiriez-vous le kitsch ?
Le kitsch est une notion éminemment polysémique, complexe à conceptualiser, tantôt catégorie d’objets, goût, style, genre artistique, tantôt nom, adjectif et jugement de valeur. La définition la plus sommaire, donnée par le dictionnaire Larousse, est intimement liée aux questions du goût et de sa construction sociale. Le kitsch implique nécessairement un jugement de valeur et un rapport avec la norme dominante qui conditionne ce jugement. En ce sens, elle est subjective et relative à une société et une époque. En s’appuyant sur les travaux d’Abraham Moles, Baudrillard le définit comme un pseudo-objet, c’est-à-dire comme simulation, copie, objet factice, stéréotype, surabondance de signes et saturation par les détails. À ces éléments de définition du kitsch, Christophe Genin ajoute que le kitsch est partout. Il diffuse son mauvais goût apparent dans tous les aspects de notre existence par son sentimentalisme facile et son imagerie stéréotypée
Pourriez-vous donner un exemple concret d’une tendance kitsch ?
Mon travail s’est basé sur une analyse essentiellement sémiologique d’une esthétique kitsch. Pour moi, elle s’inscrit au-delà d’une simple tendance, car les marques y ont recours de façon récurrente et répétée au fil des années. Par exemple, le kitsch est un fil rouge esthétique dans la communication de certaines marques, comme Versace dont l’essence stylistique puise dans le « bling-bling ».
Pourriez-vous résumer votre mémoire pour des personnes qui ne l’auraient pas lu ?
Ce que j’ai trouvé très intéressant dans le kitsch, c’est les tensions que cette notion cristallise. En l’étudiant dans la sphère des communications de marques de mode et beauté de luxe, il est d’abord ressorti un point de tension entre un principe de distinction traditionnellement associé au luxe et son origine populaire du kitsch. Je me suis posée la question : Comment se fait-il que le secteur du luxe en vienne à utiliser le kitsch ?
Quels ont été les piliers de votre travail?
Je suis partie de l’idée que les marques de luxe réactualisent les notions de bon et mauvais goût à travers l’emploi du kitsch. A l’origine, il était un procédé d’imitation des classes bourgeoises par les classes ouvrières. On retrouve l’inversion de cette logique top-down dans l’émulation que font les marques de luxe des classes populaires en déployant une forme de kitsch trivial, empreint tantôt de ringard, de bling-bling, de vulgarité, de banalité, de trivialité, de bizarrerie ou de laideur. Ensuite, il m’a semblé que cette notion pouvait être instrumentalisée par les marques dans l’optique de se construire une image cool et subversive. Ce qui m’a amenée à ma 2ème idée du kitch humoristique pour une communication plus second degré : subversive et cool. La croissance de ces dernières valeurs témoigne de l’évolution du luxe. Ce que je trouve paradoxale, c’est que le kitsch peut être envisagé comme une nouvelle forme d’exclusivité du luxe dans des communications Instagram. Les marques participent à l’affaiblissement des valeurs de coolitude et subversivité qui lui sont associées puisque leur communication est destinée à une élite cultivée. Derrière une apparente banalité, liée à son omniprésence, le kitsch se révèle donc être un instrument de pouvoir.
Vous évoquez l’usage du kitsch au second degré par les marques pour se prémunir des critiques. Comment cela se concrétise-t-il ?
Le kitsch utilisé sur le mode du second degré est souvent un kitsch citationnel, très stéréotypé / référencés. Le fait même que ce soit des marques de luxe qui soit actrices de l’utilisation volontaire du kitsch relève d’une forme d’ironie. On peut détecter que le kitsch est employé sur le mode du second degré de part le fait que ce soit justement des marques de luxe qui l’utilisent. Assumer qu’on fait du kitsch et qu’on en joue permet du même coup de se prémunir de la critique « c’est kitsch » – car c’est justement le but recherché.
Le kitsch est-il un synonyme de « moche » ?
C’est assez complexe tant c’est une notion évolutive qui s’appréhende par rapport à un contexte et à des systèmes de valeurs, et notamment de goûts, qui sont des constructions sociales changeantes. D’une certaine façon, le moche, le laid, peuvent en effet faire partie des formes esthétiques que revêt le kitsch. À ses débuts, le kitsch pouvait être entendu comme une imitation vulgaire, bon marché, une tentative de faire du beau, qui pêche cependant souvent par excès. Tout un pan des esthétiques qui semblent résider dans une négation absolue du mal, du laid. Milan Kundera définit le kitsch utopique et fantasmé comme une « recette de bonheur », un moyen de dissimuler la mort. Ces imitations fallacieuses qui se focalisent sur le beau et le bien aboutissent donc parfois à des images mièvres, irréalistes.
Quel avenir voyez-vous pour le kitsch ?
Comme tout principe esthétique, j’imagine que l’emploi du kitsch par les marques de mode de luxe va connaître une baisse après avoir connu un essor, mais la mode fonctionnant de façon assez cyclique, on risque d’y revenir. Par ailleurs, l’utilisation massive de ces esthétiques permet d’ouvrir sur la question de la gestion du mauvais goût par les marques de luxe. En effet, déjà en 2018 GUCCI mobilise une imagerie fantastique de la monstruosité, que l’on retrouve beaucoup dans la pop culture avec l’émergence de la figure du freak, comme avec Lady Gaga.
Quelles stratégies sont mises en place pour éviter de tomber dans le « mauvais goût » ?
Je ne pense pas que le mauvais goût soit un écueil pour certaines marques. Il me semble que justement, beaucoup de marques jouent avec cette notion de mauvais goût et s’en nourrissent. Disons que pour une marque, ce serait assez antinomique de vouloir de manière volontaire instrumentaliser des esthétiques kitsch tout en voulant éviter de tomber dans le mauvais goût. De la même manière qu’on voit émerger dans la mode une tendance ugly fashion, il me semble que pour de nombreuses marques, il s’agit plutôt de carrément tomber dans le mauvais goût, le kitsch, le laid, moche, etc.
Si vous deviez être un objet de mode, lequel seriez-vous ?
Une très grosse paire de boucles d’oreille.
Équipe Blazé.e.s
© Markus Klinko